Du climat aux pesticides : l’empreinte de l’arrêt Klimasenioriennen dans la décision de la CAA de Paris du 3 septembre 2025

Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l'homme (ci-après CourEDH) a rendu en grande chambre un arrêt qu'elle a elle-même qualifié de « sur-mesure ».

Et pour cause, l'arrêt Verein Klimaseniorinnen Schweiz c/Suisse a amené la CourEDH à se prononcer de façon inédite sur la question climatique.

Au regard de l'actualité jurisprudentielle en droit interne, on constate que l'influence de l'arrêt Klima a atteint la jurisprudence de la Cour administrative d'appel de Paris du 3 septembre 2025.

Que dit l'arrêt Klima, quels sont ses apports majeurs ?

Il s'agissait d'une requête portée par quatre femmes âgées suisses et l'association Verein KlimaSenioriennen Schweiz dont elles étaient membres, créée pour promouvoir et mettre en œuvre des mesures effectives de protection du climat pour ses membres. Les requérantes ont allégué que les autorités suisses n'avaient pas pris des mesures suffisantes pour atténuer les effets néfastes du changement climatique, et qu'en raison de l'augmentation des températures et des vagues de chaleur, elles étaient particulièrement impactées compte tenu de leur âge avancé, en méconnaissance des droits fondamentaux protégés par la Convention, et notamment des articles 2 (droit à la vie), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 6§1 (accès à un tribunal).

Après avoir épuisé les voies de recours internes, les requérantes se sont tournées vers la CourEDH le 20 novembre 2020.

La requête soumise à la CourEDH présentait un caractère inédit en ce qu’elle la confrontait, pour la première fois, à la question spécifique de l’impact du changement climatique sur les droits fondamentaux protégés par la Convention.

En effet, si la Cour a, depuis l'arrêt Lopez Ostra, développé une jurisprudence abondante en matière de contentieux environnemental, elle n'avait pas eu jusqu'ici l'occasion de se prononcer en matière de contentieux climatique.

Sur ce point, il faut préciser que la différence majeure entre ces deux types de contentieux tient au fait qu'en matière environnementale, les personnes exposées au dommage peuvent être identifiées, et il est possible d'établir l'existence d'un lien de causalité entre le dommage et ses effets néfastes sur les individus.

En matière de contentieux climatique, l'origine du dommage est diffus, les émissions de gaz à effet de serre proviennent d'une multitude de sources, d'une multitude d'Etats, il est donc beaucoup plus difficile d'établir le lien de causalité entre la source du dommage et ses effets néfastes sur les individus.

Dans l'arrêt Klima, la question essentielle posée à la Cour était de savoir si les requérantes étaient fondées à invoquer la violation des droits fondamentaux consacrés par la ConventionEDH du fait de l'inaction des Etats face au changement climatique.

A cet question, les juges de Strasbourg vont répondre ainsi : l'insuffisance de la politique climatique des autorités suisses a entrainé une violation des articles 8 et 6§1 de la Convention. En se basant notamment sur les rapports du GIEC, et considérant que les Etats se sont engagés aux termes de l'Accord de Paris, à prendre les mesures indispensables d'adaptation et d'atténuation du réchauffement climatique, la Cour a estimé que les autorités suisses avaient manqué à leur obligation de protection effective des individus contre les effets néfastes du changement climatique. Se faisant, elle donne le ton au contentieux climatique et livre une véritable grille de lecture de la Convention appliquée aux problématiques posées par le réchauffement climatique.

L'arrêt Klima met ainsi en lumière cinq enseignements principaux :

  • En premier lieu, la Cour confirme le lien indissociable entre les problématiques liées au réchauffement climatique et les droits fondamentaux dont elle est garante. Il ne peut y avoir de protection effective des droits fondamentaux garantis par la Convention sans un environnement sain et propice à leur épanouissement.

  • En second lieu, la Cour fait le constat de l'insuffisance des actions des Etats en matière de réchauffement climatique et admet que cette insuffisance a des conséquences pour les générations futures, qui sont par ailleurs privées de participation au processus décisionnel.

  • En troisième lieu, la Cour innove en mettant en œuvre une distinction entre statut de victime (auquel peuvent prétendre les personnes physiques) et qualité pour agir (à laquelle peuvent prétendre les entités collectives telles que les associations). Il s'agit d'une avancée majeure dans la jurisprudence de la CourEDH, car elle ouvre ainsi la possibilité aux associations d'agir en justice dans le cadre du contentieux climatique.

  • En quatrième lieu, après un examen très détaillé sur les différents liens de causalité inhérents au contentieux climatique, la Cour admet l'existence d'un lien de causalité entre les dommages engendrés par le réchauffement climatique et les actes ou omissions de l'Etat suisse dans sa politique climatique.

  • Cinquièmement, la Cour consacre un droit pour les individus à une protection effective contre les effets du changement climatique sur le fondement de l'article 8 de la Convention. Se faisant, elle met à la charge des Etats des obligations positives, et distingue trois types de mesures doivent être prises par les Etats : les mesures d'atténuation, les mesures d'adaptation et les garanties procédurales.

Quelle influence peut-on relever sur la décision de la Cour administrative d'appel de Paris du 3 septembre 2025 ?

Dans cet arrêt, la cour administrative d'appel (CAA) de Paris a jugé que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat pour ne pas avoir procédé à l'évaluation des produits phytopharmaceutiques au vu du dernier état des connaissances scientifiques. La cour reconnaît que « l'atteinte non négligeable aux éléments des écosystèmes (…) résultant de la contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols par les substances actives de produits phytopharmaceutiques, doit être regardée comme établie ».

C'est la première fois que la responsabilité de l'Etat est engagée en raison d'une évaluation insuffisante des autorisations de mise sur le marché des pesticides. Se faisant, la CAA de Paris a caractérisé l'existence d'un préjudice écologique sur le fondement de l'article 1252 du code civil : « même si elles [les carences] ne sont pas, par elles-mêmes, à l’origine du préjudice écologique résultant des produits phytopharmaceutiques, qui a une origine multifactorielle, ces carences ont nécessairement eu pour effet de contribuer à son aggravation. Par suite, de tels manquements, qui sont en lien de causalité suffisamment direct avec cette dernière, sont de nature à engager la responsabilité de l’Etat ».

A l'instar de l'arrêt Klima, l'origine du préjudice est polycentrique : dans l'arrêt Klima, l'origine du dommage liée au réchauffement climatique est multiple et résulte d'une multitude de facteurs.

Dans l'arrêt rendu par la CAA de Paris, l'origine du préjudice écologique résultant des pesticides est aussi complexe et multiple, pour autant aussi bien la CourEDH que la CAA admettent l'existence d'un lien de causalité entre le dommage subi et la carence de l'Etat.

De plus, dans sa décision du 3 septembre 2025, la CAA reconnaît l'existence d'un préjudice moral aux associations requérantes (Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre-Saumon (ANPER- TOS) et l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS)) résultant pour elles de la carence de l'Etat dans l'évaluation des risques présentés par les pesticides.

La Cour a ainsi admis le caractère personnel du préjudice en admettant que la carence de l'Etat a porté atteinte aux intérêts environnementaux défendus par les associations. De ce point de vue, bien que la jurisprudence utilise depuis les années 80 ce procédé d'admission du préjudice moral au profit des associations environnementales, on peut noter une similitude des raisonnements empruntés par la CourEDH et la CAA.

En tout état de cause, on peut faire le constat de l'augmentation toujours croissante des contentieux liés au climat et la prise en compte par les juridictions nationales du ton initié par l'arrêt Klima dans le contentieux climatique : malgré le caractère diffus et multiple de l'origine des dommages engendrés par les pesticides ou le réchauffement climatique, les Etats peuvent voir leur responsabilité engagée en raison de leur carence en matière d'évaluation des risques ou de leur inaction en matière climatique.



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